Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Post-Scriptum, Gildas Richard
Archives
15 janvier 2005

U.T.C (nouvelle)

 

Partie 1

Ici, tôt le matin, des escadrilles de moineaux avaient survolé la vendange. Là, des pollens en suspens flottaient sur la rumeur des villes, ainsi que des rêves endoloris, à l'odeur comme des nouveaux-nés. Quelque part dans le monde, trois hommes et deux femmes ont envisagé leur journée. Muugii, Dan et Abdelaziz, Alexandra et Mathilde ne se connaissent pas, ils ne se rencontreront pas. Leur histoire est un court moment, celui qui précède. C'est un point de départ, une respiration, l'énumération pieuse des jours, un barreau d'échelle ou une interrogation. Chacune de leur histoire dit aussi qu'il y eut un juste après, le temps où plus rien n'eut le même sens. C'est l'ordre des choses. Aujourd'hui encore, le soleil a réservé son premier clin d'œil à Alexandra Woods, Australienne. Des hauteurs de sa propriété cossue où elle vit seule avec un Modigliani, la Présidente Directrice Générale de Global l'a guetté, tôt. C'est là son plaisir simple, dit-elle : le deviner au loin, sur les îles Fidji, et patienter nue sur ses draps de satin, jusqu'à le sentir oser une caresse sur son corps. Ce matin, elle l'a laissé faire plus longtemps qu'à l'habitude, cuisses offertes, profitant de ce que le lendemain elle serait loin de son orient et ne pourrait donc jouir de la primeur de l'éveil. Ce soir, tard, elle prendra l'avion pour la City de Londres où la valeur Global sera cotée pour la première fois. Épingler le marché européen sur une mappemonde argentée comme le sont déjà ceux de l'Asie et des États-Unis, ça aussi c'est l'ordre des choses pour Alexandra Woods. Le Sydney Opéra House reflète ses ailes blanches dans les eaux pacifiques, l'heure pour Alexandra de relire l'allocution préparée à l'attention des actionnaires britanniques. De son bureau, elle toise la ville. Seule, elle contemple le reflet de sa puissance. Comme d'autres savourent un cigare cubain ou se délectent d'un whisky pur malt, lorsque les zéros du business sont exponentiels. Dans quelques minutes, suivant le rituel, son collaborateur apportera le Financial Times. Elle y lira l'état de santé du monde : quelques pics fiévreux, des bouffées d'oxygène et des régimes minceur. L'ordre des choses, quoi.

À son tour, Muugii l'a vu poindre, à cet endroit magique où la toundra touche le ciel. L'homme mongol s'est arrêté, a mis pied à terre, rêveur. Il l'envie celui qui chauffe son bout de terre et qui a le privilège de tout connaître sans effort : les troupeaux et les fleuves, les bergères et les fées et la multitude de fleurs que Muugii devine en contemplant les quelques gentianes, scabieuses et épilobes qui colorent la prairie.- Je ne connais rien de tout ce qu'il y a derrière ces arbres et ces rochers… murmure-t-il. Je n'ai jamais vu le lac Baïkal. Je n'ai jamais rien vu du monde…
Sur ces mots, Muugii touche l'amulette encordée à son cou, elle qui le préserve des influences néfastes. Depuis ce matin, sa décision est prise. A la nuit tombée, il partira, quittera sa yourte. Décidé à profiter du temps qui lui reste pour aller voir tout ce que lui a enseigné son vieil atlas écorné : les femmes noires ou blanches, les villes qui scintillent lorsque s'efface le jour, les forêts vierges, les lignes de crêtes, le sable qui se perd à la vue, les avenues, les ornières, les rails et tout ce qui mène à Rome. Il marchera jusqu'à l'océan, jusqu'aux rebords du monde… Autour de lui, la toundra est sèche, durcie par les morsures d'un été où le mercure a escaladé le thermomètre avec autant de vélocité qu'il le dégringolera aux premiers jours de l'hiver. Par endroit, la peau racornie des bêtes en porte les stigmates. Muugii fait le tour de son troupeau, s'arrête devant le plus beau yack. Belle encolure, un mètre d'envergure de cornes, sept cent kilos.
La main de Muugii est flatteuse. Son regard se lève et s'arrête sur l'horizon, songeur. Il partira avec lui ce soir, lorsque son étoile s'allumera.

 - Je n'y suis pour personne, OK ?
-
Bien sûr Dan, on ne vous dérangera pas. Sauf si…
- Sauf si la fin du monde est annoncée… Dans ce cas, envoyez-moi un petit message, le temps de régler deux trois trucs avec le Bon Dieu. OK ? Travaillez bien…
Dan pousse un long soupir, soulagé. Son 4 x 4 a quitté Los Angeles depuis deux heures et fonce dans un paysage statufié par le soleil de plomb, ceint de collines aux teintes minérales. Cette échappée belle est un fusible pour lui, lorsque les heures chercheuses à la Silicium Vallée deviennent folles. Rien ne vaut une excursion dans la Vallée de la Mort pour se remettre en place. Sur cette terre de lune, il aime voir le soleil fatigué se poser sur les Rocheuses, traquer les bestioles à l'abri des buissons épineux, écouter la détresse des coyotes. Demain, à l'aube, il essaiera de voir un puma. Pour cela, il s'est muni pareillement qu'à l'habitude, une 22 long rifle en plus. Au cas où…
Dans ce chaos grandiose, Dan sent la même protection que lorsqu'il marche au pied des gratte-ciel de Manhattan. Les remparts rocheux sont des pointes d'orgueil qu'il faut constamment défier du regard. A leurs pieds, l'humilité qui s'impose se mêle d'un sentiment de puissance invincible. D'ici, Dan tient le monde à distance et c'est bien ainsi. Ici, rien ne peut lui arriver, d'ailleurs, que peut-il craindre ? La seule chose qui l'effraie encore, c'est le puma blessé.

Température extérieure : 43 degrés. Au dernier moment, dans une embardée poussiéreuse, Dan évite un crotale. Il est 8h30, le monde est déjà loin. Abdelaziz n'a pas pris garde au croissant de lune, ce matin-là. Deux tourterelles se sont envolées dans la cour où veille un vieil olivier, Abdelaziz y a vu un joli présage. Sur le tapis étendu vers le levant, il s'est longuement incliné. Sa prière terminée, il a ajouté à son murmure quelques mots pour remercier son dieu de le laisser vivre en paix dans cette cité pastel où se mêlent le bleu délavé des murs et celui d'azur méticuleux des portes.
- Kairouan, ma ville… Allah akbar !
Abdelaziz a rouvert les yeux, le soleil cligne. La journée sera belle. Inch Allah !
Dans les ruelles étroites de la médina, les étrangers sont nombreux. Une boîte de makrouds à la main, ils flânent dans la lumière de septembre, régulièrement alpagués par les boutiquiers. Lorsque la voix du muezzin retentit, d'une infinie tristesse, belle et prégnante, Abdelaziz sourit de les voir s'arrêter, interloqués dans leur déambulation païenne. Il s'interroge : comment peut-on vivre ainsi ? Sans un Dieu à louer, sans une allégeance au ciel, sans une ridelle sur le chemin des offenses ? L'homme pieu de Kairouan est affolé à l'idée que tant d'hommes demeurent ainsi loin du serment divin qu'ils ont forcément reçu à leur naissance.
Ce soir, il se rendra à la mosquée et priera pour eux.

- Mathilde ?
La jeune fille relève une mèche et réprime un bâillement. Oui, elle est bien là… Madame Fixot peut reprendre son cours de philo : « Qui suis-je ? » Mathilde n'a pas envie de réfléchir. Il est trop tôt dans sa vie et dehors, il fait trop beau. Et puis, elle est préoccupée par le texto de Jules, tombé ce matin lorsqu'elle arrivait au lycée.
« Je t'm tjs. Rstp sur mob. Biz, Jul. J
 »
Quoi répondre ? L'été est passé.
 « Qui suis-je ? » Ce qu'elle sait, Mathilde le note chaque soir dans un cahier secret. Des phrases courtes pour ne rien perdre de ce qu'elle a pu déceler ici ou là, dans le regard des miroirs et le rire bête des mecs. Des pages de tiroir, à l'encre noire, pour apaiser une drôle de mécanique qui la fait rire et souffrir, un entêtant besoin d'étreindre et d'échapper. Dans deux ans, elle partira. Peut-être pour loin, là où le monde souffre et où elle pourra être utile. Elle jettera dans un sac un jean, Baudelaire et peut-être une photo de Jules. Qui sommes-nous ? Certains jours, Mathilde écrit que les humains sont des machines, incapables de rêves, qu'il sont aussi des animaux, dociles et féroces. Aujourd'hui, le cœur incertain, Mathilde pense que l'homme est gris, comme cette heure de la fin du jour où le doute s'immisce à la surface des choses. 

 12h44, Temps Universel

De l'autre côté du monde, Alexandra Woods monte dans un taxi, direction l'aéroport international de Sydney. Le Boeing s'envolera pour Londres à 0h40. Au même instant, Muugii entre dans l'unique échoppe de la contrée. Il est 19h00 et dans un recoin, où pendent des quartiers de viande fumés, des images du monde tressautent sur un vieil écran. Muugii a juste le temps de faire quelques courses avant de partir pour son grand voyage, l'étoile ne tardera pas. Dan escalade la saillie rocheuse, un frisson lui parcoure l'échine en souvenir de l'aventure de ces chercheurs d'or qui se sont perdus dans ces caillasses en 1849, donnant son nom à la vallée funeste. Loin du monde, loin d'ici. Apercevoir un puma, même de loin… Il est 14h00 à Kairouan. Abdelaziz rejoint les hommes attablés sous les orangers, buvant le thé juste avant la sieste. 13h00 à Reims, Mathilde soupire à l'ombre d'un marronnier. Qui est-elle aujourd'hui ? Un point de suspension, peut-être. Une douce brûlure, dirait Jules. 

À New York, le ciel est d'un bleu sans bavure. Dans la rue, la fourmilière humaine et bigarrée des jours ordinaires s'active, fébrile et sûre d'elle. Dans la 9ème avenue, la 9ème heure du jour décline, le soleil culmine.

Partie 2

La journée serait belle… Abdelaziz l'avait su comme savent les croyants du monde, les yeux fermés et le cœur à la merci. Il l'avait su et cru jusqu'à ce qu'il aperçoive les hommes sous les orangers de la terrasse de Mourad vers 18h00. La palabre était agitée comme jamais. Les uns tenaient encore leur verre depuis longtemps refroidi, les autres gardaient à la main le domino qu'ils s'étaient apprêtés à jouer, tous parlaient de ce qui venait de se passer. Abdelaziz avait écouté trente six versions de l'événement que les hommes racontaient à force de grands gestes là où aucun mot n'avait l'envergure suffisante. Lorsqu'il avait pris conscience du temps écoulé, l'heure de la prière était passée depuis longtemps et Abdelaziz avait frissonné. Ce soir-là, bouleversé, il n'avait pas entendu l'appel du muezzin.
Plus tard, l'âme noircie, il s'était rendu à la mosquée. Lentement, le geste hésitant, il avait fait ses ablutions, s'était prosterné. Mais ses lèvres tremblotantes n'avaient pu psalmodier aucun des mots sacrés. Fébrile, il était ressorti et les yeux au ciel, avait eu l'envie de crier sa colère. Comment les mêmes mots du Saint Livre pouvaient-ils élever le cœur des hommes ici et anéantir la vie là-bas ?
- Quelque chose s'est fissuré dans mon cœur, avait-il pensé.
Dehors, l'air était doux, encore chaud, les tourterelles picoraient tranquilles sous les orangers. Comme si de rien… Qui sont ces hommes, qui est ce Dieu ? Dans la rue, une même lueur d'effroi inquiétait le regard des touristes tout comme celui des gens de la ville sainte. 

C'était le moment où Muugii tendait quelques pièces pour régler ses achats. Le commerçant avait ouvert la main, machinalement, le regard toujours fixé sur le vieil écran.
- Que se passe-t-il, avait demandé Muugii.
- La guerre… avait murmuré l'épicier. Les pauvres gens, c'est le ciel qui leur tombe sur la tête…
Muuggi était resté, hypnotisé par l'écran.  Bien plus tard, alors que le soir fraîchissait déjà les herbes de la prairie, il était rentré, secoué. Une nouvelle fois, il avait ouvert le vieil atlas écorné et cherché le coin du monde maudit. Il était resté perplexe : une ligne droite reliait son bout de terre et le lieu tragique, sur la même latitude. Sans cesse, il revoyait les images terribles. La voix qui les commentait avait dit que juste avant, le ciel était magnifique. Juste avant la fumée noire, l'effondrement, les points noirs comme des corbeaux…
- Ce sont des hommes, avait murmuré l'épicier.
Et Muuggi avait frémi.
Devant son atlas, pour la première fois, Muugii s'était senti le maillon d'une chaîne qui l'unissait aux mondes. L'étoile brillait déjà depuis quelques heures. Sorti de sa yourte, Muugii l'avait interrogé du regard. 

- Alexandra ?
Alexandra Woods avait enfin tourné la tête vers son Directeur Général.
- Oui, Kim.
- A quoi pensez-vous ?
Hier soir, dans le brouhaha surexcité de l'aéroport, la Présidente Directrice Générale de Global avait hésité.
- A rien, Kim. Nous sommes vivants, n'est-ce pas ?
Ce matin, dans son bureau, elle faisait face à l'inquiétude pâle de Kim qui, une nouvelle fois, essayait de se connecter au Net World Economy.
- L'affichage des cours est suspendu depuis dix heures maintenant… Comment vont réagir nos actionnaires britanniques ?
Puis, se tournant vers Alexandra qui disait-elle, cherchait à comprendre :
- Comprendre ? Mais que voulez-vous comprendre Alexandra ? Ne cherchez pas, il n'y a rien à comprendre. Ce sont des barbares !
Cette nuit, une fois rentrée, Alexandra Woods avait de nouveau regardé les images de Globe TV. Furtivement, elle avait songé que son premier amour travaillait tout en haut de la Cinquième Avenue,  qu'elle n'avait jamais eu peur en avion. Elle s'était aussi souvenue que son grand-père disait toujours que les colons avaient tout à craindre et les indigènes tout à espérer. Bien sûr, il n'y avait plus de colons… Mais les hommes étaient divisés en deux clans, les uns libres et égaux … et les autres.
- La seule chose qui importe, voyez-vous Alexandra, c'est que les bourses reprennent sans tarder.
- Bien sûr, Kim. Bien sûr…
Drôle de monde, pensa-t-elle. Nous mesurons les forces qui nous restent à l'aune des cours du Nasdaq et du Dow Jones.

Essoufflée, la voix racontait.  
- Tu sais Dan, ce n'est pas imaginable… On s'est tous mis à pleurer.
Au téléphone, la voix s'arrêta, sanglota et reprit.
- J'ai un cousin qui fait des livraisons là-bas. Je ne sais pas où il est, s'il est encore en vie… Ce sont des salauds, tu entends Dan, d'énormes salauds !
L'ami du Massachusetts s'était tu et Dan avait raccroché. Lorsque le portable avait sonné, il arrivait en haut des roches derrière lesquelles il espérait surprendre un fauve. On ne devait pas l'appeler, c'était convenu. On ne devait pas l'appeler, sauf si…
Maintenant, assis devant les images de CNN, Dan luttait contre cette horrible impression coupable de n'avoir rien senti de l'effondrement du monde. Tout avait donc commencé à 8h45. A l'écran, le Président avait pris la parole. « Même si je marche dans la Vallée de la mort, je ne crains aucun diable » avait-il martelé. Dan pensa que plus rien ne pourrait être comme avant, que le puma blessé était une peur d'enfant.

La nuit s'était posée, ponctuelle. Dehors, un éclat de lune, une course de nuages et dans le fond du jardin, l'ombre inquiétante du grand chêne. Sur son cahier, Mathilde écrivit à l'encre noire.
« J'ai peur.
J'ai la haine, j'ai la honte.
Ce matin, le ciel était bleu. Bleu mortel.
En début d'après-midi, quand la prof nous a dit, personne ne l'a crue.
Ça tourne dans ma tête. On aurait dit un mauvais film de science-fiction.
Nous avons hallucinés. On a essayé de parler. On ne savait pas…
Il y a des monstres, il y a des hommes.
Hier, aujourd'hui. Demain ?
Le monde a basculé.
Y'a ceux qui priaient le ciel. A qui pourront-ils s'adresser ? Ceux qui dirigeaient le monde. Sans partage. Vont-ils enfin sortir de leur tour d'ivoire ? Et puis ceux qui se croyaient à l'abri… A l'abri de qui, à l'abri de quoi ? Ceux qui rêvaient à l'inconnu. Oseront-ils encore les voyages ?…
J
e ne sais pas.
Là-bas, des pleurs, des cris, des cendres… Qui suis-je ? »

Mathilde, 11 septembre 2001.

La jeune fille a rangé son cahier. Avant d'essayer de dormir, elle envoie un texto à Jules : « G envi 2 te voir, but Trop KC 2day. Biz, -Mat.»

 

Publicité
Commentaires
Post-Scriptum, Gildas Richard
Publicité
Publicité